Chapitre 25

Danse macabre

Le professeur releva Jonathan, et ils entendirent Escargot, dont les pieds foulaient à grand bruit les cailloux du sentier, leur crier : « À vous de jouer, camarades ! Moi, il faut que je rattrape le garçon ! »

Ils n’eurent pas le temps de se fâcher ni de prendre peur ; l’être les observait par la fenêtre, et un autre sortait déjà de la cheminée. Selznak eut un rire démoniaque et frappa le sol avec son bâton tout en versant le contenu de sa fiole sur le feu. Le fromager, résistant à l’envie de suivre Escargot et de laisser Wurzle se débrouiller seul, s’empara du banc sur lequel il avait trébuché. Le professeur dut lire dans ses pensées, car il attrapa l’autre bout. Ils le balancèrent – « et un, et deux, et trois ! » – et le précipitèrent par la fenêtre. Le verre éclata et l’horrible squelette qui grimaçait derrière se démantibula derechef.

Après ce vacarme, il y eut un bref silence, vite rompu par les hululements frénétiques des gobelins. Le second squelette se mit à errer sans but, alors que des appels d’air et des reflets verts sur les murs trahissaient l’arrivée d’autres abominations du même acabit. Jonathan brandit son gourdin et en menaça le premier gobelin qui s’approcha de l’encadrement de la fenêtre. La créature, peu effarouchée, agita des pattes griffues, montra les dents et bondit sur lui. Il lui assena donc un bon coup sur la tempe, et elle s’étala les quatre fers en l’air sur les débris de verre, de bois et d’os. Ses congénères, de rage, gesticulèrent de plus belle pour se donner de l’allant. Selznak dut juger la farce prodigieusement amusante ; d’un air enjoué, il tapa par terre de son bâton. Le second squelette acheva un tour de la salle, s’immobilisa, parut aviser Jonathan pour la première fois et se dirigea vers lui d’une démarche hésitante.

Le vieux Wurzle, cependant, s’occupait de remonter le questeur. Les accumulateurs de tourbillon tournoyèrent, et l’objet frémit, comme sous l’emprise d’une force considérable. Le professeur eut beau essayer de le retenir, il lui échappa, et, passant par la fenêtre, vola dans la pièce. Les gobelins fuirent en tous sens à grand renfort de cris divers ; même le squelette marqua un temps d’arrêt et recula d’un pas. Un jumeau osseux qui se matérialisait au-dessus des flammes tomba brusquement dans un fracas d’os entrechoqués, et le feu rugit. On aurait dit que tout le château sentait la magie elfique venue dissiper les brumes du mal.

Le nain cessa de manier son bâton à l’instant même où le questeur prenait son essor. Il avait dû percevoir le changement d’atmosphère, plus qu’il n’avait reconnu le dispositif qui filait droit sur lui, tel un oiseau croisé avec un calmar, à la vitesse d’un taureau furieux. L’objet heurta de plein fouet le front de l’odieux Selznak qui tomba à la renverse, et vira en direction du squelette qui leva une main impérieuse pour le saisir. Mais le questeur poursuivit sa course dans une pluie de phalanges, laissant l’apparition agiter un moignon osseux.

Empêtré dans ses habits, Selznak se releva tant bien que mal. Il bouillait de colère et, alors qu’il récupérait son bâton, le questeur revint, bourdonnant, lui tamponner le nez. Sans doute ébahi de ce qu’une arme aussi merveilleuse et têtue se montrât dans l’ensemble si peu efficace, il attendit le troisième assaut et désarticula l’objet à coups de bâton avant de le projeter sur le mur. Deux gobelins coururent au questeur, mais le lâchèrent sitôt qu’ils l’eurent en main, comme s’ils s’étaient brûlés.

Le nain secoua un pli de sa robe. La fiole avec laquelle il saupoudrait le feu tomba sur les dalles et se brisa ; soulevée et portée par la brise qui soufflait de la fenêtre ouverte au conduit de la cheminée, la fine poudre alla se répandre dans l’âtre. Des étincelles vertes et des appels d’air saluèrent la conjuration d’un premier crâne, puis d’un second, qui restèrent à flotter dans les flammes. Selznak essaya d’abord de sauver un peu de sa poudre, mais il y renonça, martela le sol de pierre et hurla des ordres aux gobelins qui l’entouraient. Galvanisés, ils se rassemblèrent pour une action plus concertée.

Tout en assenant un deuxième coup de gourdin, d’ailleurs très efficace, à l’un des monstres, le fromager songea que ce nain-là manquait d’humour quand il était le dindon de la farce. Mais il n’eut guère le temps d’y réfléchir davantage car, alors qu’il s’efforçait de reprendre son équilibre, entraîné qu’il était par le poids de son arme et la puissance de son mouvement, il vacilla sous la masse des gobelins tel un sanglier à la curée.

Il se débattait, ruait, et jetait les créatures au loin, mais on aurait dit des balles de caoutchouc. Chaque fois qu’un gobelin s’écrasait contre un mur ou s’affalait après avoir reçu un coup de gourdin sur le crâne, il se secouait, se relevait, et rejoignait la mêlée sans en paraître le moins du monde affecté. Au début, Jonathan et Wurzle s’en tirèrent avec les honneurs. Mais, alors même que le fromager reprenait courage en se disant qu’il y faudrait deux fois plus de monstres, il entendit des pas lourds et une ombre énorme tomba sur la masse des combattants – l’ombre d’une immense bête voûtée et poilue, de la taille d’un troll, aux bras trop longs de moitié, si bien que ses phalanges traînaient sur les dalles. Son gigantisme mis à part, la créature avait un air ridicule, et paraissait se demander si elle était un véritable monstre. Tandis qu’elle les toisait, Jonathan entendit le professeur murmurer, stupéfait : « Le singe de Folbourg ! »

Puis elle se pencha et arracha son gourdin au fromager, non sans, ce faisant, disperser les assaillants. Après réflexion, Jonathan résolut de capituler ; il s’imaginait mal résister à ce titan. Les gobelins, une fois regroupés, s’abattirent sur les deux amis, les immobilisèrent, les soulevèrent, et les portèrent sur leur dos dans la salle, par la fenêtre brisée.

Avec ce chahut, ils avaient créé la diversion dont Escargot avait besoin. C’est du moins ce qu’espéra le fromager. Restait à prier pour que l’autre fit encore partie du plan. Plus Jonathan y songeait, moins il en éprouvait la certitude. Escargot avait pu renoncer et, à la faveur de son invisibilité, fuir vers le fleuve en les laissant achever – par défaut, en quelque sorte – le travail commencé. Qui sait ?

Après avoir soumis Jonathan et le professeur, les gobelins voulurent s’occuper d’Achab, qui s’avéra difficile à capturer. Le chien se mit en effet à courir dans toute la salle. Il aboyait, mordait au passage, et il parvint même à saisir un gobelin par le fond de son pantalon et à le traîner par terre. Et comme un chien ne redoute guère les os, il chargea le squelette manchot et le réduisit en miettes – le crâne, affublé d’un sourire perplexe, résonna en tombant sur les dalles. Le gobelin parvint à se dégager et roula à l’écart en hurlant des imprécations.

Achab, se voyant en position d’infériorité numérique et poursuivi par l’espèce de singe, fila soudain par l’escalier, en direction de l’étage supérieur. Une demi-douzaine de gobelins s’élancèrent, mais Selznak martela le sol avec son bâton et cria des ordres secs. Au lieu de pourchasser le chien, les créatures se hâtèrent de franchir la fenêtre brisée, de contourner le château et de dévaler le chemin. Le singe de Folbourg observa leur départ précipité, se fourra un long doigt dans l’oreille, puis les suivit d’une démarche traînante. Même s’il était difficile d’en être certain, ils semblaient en avoir après Dooly. Vu le fait que le squelette des bois près du Bourbier offrait une parenté frappante avec ceux que Jonathan avait pu observer ce soir, il ne faisait aucun doute que Selznak était depuis lors au courant de leur venue et tenait à s’assurer aussi du jeune homme. Tandis que les gobelins disparaissaient par la fenêtre, le fromager espéra qu’ils ne cherchaient que ce compagnon-là.

De son côté, le professeur était dans tous ses états. Il jetait des regards furieux à la ronde, comme s’il brûlait d’apprendre le savoir-vivre à ces sales gobelins. L’avantage qu’il avait sur Jonathan, c’est qu’il redoutait moins la magie, mauvaise ou non. Partant, il n’avait pas tout à fait aussi peur du nain et de son bâton.

Les gobelins devaient le supposer vieux et fatigué, car ils n’étaient que trois à le tenir, contre six pour Jonathan. Wurzle parut se détendre et coopérer – et soudain, il lança sa jambe droite avec une telle force que le gobelin qui s’y cramponnait traversa toute la pièce en raclant le sol du menton. Il bouscula ses deux autres gardes avant que le premier revînt dans la mêlée, et bondit vers les créatures qui agrippaient le fromager. Celles-ci parurent surprises, et plus désireuses de prendre leurs jambes à leur cou que de rester auprès de leur prisonnier pour permettre au professeur de les cogner d’importance.

Selznak, debout devant la cheminée, observait la scène sans piper mot. Depuis qu’il avait tenté en vain de sauver sa poudre, il s’était borné à frapper le sol avec son bâton et à crier des ordres. Son calme étrange donnait l’impression qu’il regardait une pièce de théâtre et s’apprêtait à baisser le rideau. Derrière lui, des flammes orange rugissaient et, toutes les deux minutes, un éclair vert engendrait un nouveau squelette – il y en avait toute une troupe qui dansaient, maintenant. De temps en temps, lorsque Selznak abattait son bâton, l’un ou l’autre se posait sur la pierre d’âtre et venait dans la salle avec un bruit de castagnettes. Certains ne duraient que jusqu’à l’apparition du suivant ; ceux-là cessaient de danser pour s’effondrer en un tas informe, parmi les flammes. À un moment donné, un crâne jauni, jailli du feu telle une escarbille, roula sur les dalles. Les squelettes toujours plus nombreux arpentaient la pièce, comme hébétés. Dès qu’il s’avéra incapable d’arrêter ce feu d’artifice, Selznak ne leur prêta plus attention ; six ou sept en profitèrent pour enjamber l’appui de la fenêtre et se fondre dans la nuit.

Quand le professeur se libéra et se jeta sur les geôliers du fromager, la salle n’était qu’un hourvari de flammes orange, d’éclairs verts, de squelettes titubants et de gobelins courant en tous sens. Au milieu du tumulte, le nain regarda sans sourciller Jonathan se débarrasser du dernier et du plus vaillant de ses gardes et, imité par Wurzle, se tourner vers lui. Il semblait que l’heure de la confrontation eût sonné.

Le fromager hésita. S’il se demandait bien ce qu’il devait faire, il savait en revanche qu’il devait le faire avant que le singe de Folbourg fût de retour ou que Selznak décidât d’activer certains des squelettes qui continuaient de surgir des flammes.

Si le dispositif de Snood – le questeur – était, ainsi que Twickenham l’avait affirmé, en parfait état de marche, Selznak portait la montre sur lui, songea Jonathan. Peut-être en collier, fixée à une chaîne… À ce moment-là, il put constater qu’il se fourvoyait. Le nain portait bien la montre, elle était bien fixée à une chaîne, mais cette chaîne sortait d’une poche de sa veste, sous son manteau.

Et Selznak, en fait, tenait la montre dans sa main.

Il l’entrevit à peine. Il constata qu’elle jetait un éclat doré. Qu’elle possédât des aiguilles, qu’elle indiquât l’heure exacte, il l’ignorait – mais il entendait le découvrir sans perdre une seconde. Il se jeta sur le nain en même temps qu’un squelette pris de confusion émergeait des flammes vertes et croisait sa route en trébuchant. Jonathan n’avait pas plus tôt amorcé son mouvement qu’il apercevait l’obstacle et se disait qu’il n’allait pas réussir à l’éviter. Il avait raison. Tous deux se heurtèrent de plein fouet, le squelette tomba en morceaux, et le fromager se reçut douloureusement contre le mur à l’issue d’une roulade des plus involontaires qui le laissa assis parmi des débris d’os.

Il restait assis. Wurzle restait prêt à bondir sur le nain, mais il ne bondissait pas. On eût dit une statue très expressive. Jonathan se demanda quel était le problème du professeur. Puis il se demanda quel était son propre problème – pourquoi il était assis sur un amas d’ossements tandis que Selznak se pavanait dans la pièce en les considérant d’un air narquois. La réponse, bien sûr, résidait dans la montre que l’autre remettait déjà dans la poche de sa veste. Jonathan s’intima l’ordre de se lever. Il riva son attention sur ses jambes. Avec toute l’énergie mentale qu’il put rassembler, il pensa : « Debout ! » Rien. C’était sans espoir ! Après réflexion, il trouva curieux de pouvoir, justement, penser, sans parler de voir et d’entendre. Cela venait-il d’une maîtrise absolue de Selznak sur la montre, ou d’un manque total de maîtrise ? D’ailleurs, voir, entendre et même penser, cela constituait-il un avantage, vu la nature de leur garde-chiourme ? Peu probable, songea le fromager.

Dans la salle se tenaient, immobiles, plusieurs squelettes, et deux gobelins figés au pied de l’escalier, une jambe levée, comme arrêtés en pleine course. Sur l’appui de la fenêtre, un squelette semblait encore vouloir fuir. La pièce était éclairée par un feu en suspens, qui paraissait attendre des instructions. Les pointes des flammes se teintaient du vert émeraude de la poudre magique. Un dernier squelette grimaçait là, pleinement formé, mais condamné à accepter une étreinte ignée.

Tout autour de Jonathan, le silence régnait ; il n’entendait que le bruit du sang dans ses veines, et un rire sinistre qui se frayait un chemin sous son crâne et résonnait comme un écho issu d’une caverne lointaine. C’était Selznak qui riait, avec un rictus maléfique dont il ne se départit que pour tendre la main, décrocher son chapeau de la patère et s’en coiffer.

Rien ne changeait. Dehors, il faisait sombre. Le squelette baignait dans le feu. Le fromager demeurait assis sur les os. Il redoutait de bayer et craignait que ses cheveux, dépeignés dans la mêlée, ne fussent dressés de comique façon. Devoir rester affalé sur un tas d’ossements lui suffisait. Toute autre indignité lui semblait parfaitement superflue.

Deux gobelins, dont l’un portait un bonnet, s’encadrèrent dans l’embrasure. Ils jetèrent un coup d’œil à l’intérieur, puis détalèrent, gesticulant et jacassant. Un troisième les suivait de près, courant comme s’il avait le diable aux trousses ; derrière lui, chose étonnante, venait le modiste en personne, un gourdin dans la main droite et un cri de rage aux lèvres. Gosset ne prit pas la peine de regarder dans la salle ; il traquait les gobelins, et il s’en donnait à cœur joie. Jonathan se demanda jusqu’où s’étendait le pouvoir du nain – si des gobelins, ou Escargot, s’étaient immobilisés quelque part dans la nuit. Ce pouvoir, en tout cas, avait ses limites, en ce que le modiste, par exemple, n’avait aucunement paru ralenti. Mais le fromager ne pouvait guère faire mieux que rester assis là pour y réfléchir.

Selznak s’esquiva, puis réapparut. Le professeur demeura à scruter les alentours d’un air déterminé, prêt à bondir. Lonny Gosset s’encadra de nouveau à la fenêtre, poursuivi, cette fois, par le singe de Folbourg. De toutes les activités du voisinage, pourtant, la palme de l’étrange revint sans conteste au rouleau de corde qui descendit seul jusqu’à mi-chemin de l’escalier, en flottant le long de la rampe massive en bois. Il s’arrêta, s’éleva vers les poutres croisées qui soutenaient le plafond, puis passa autour d’un pilier de pierre brute et par-dessus une large solive taillée à la hache, noircie et lissée par les ans.

Jonathan, observant ce phénomène, comprit qu’Escargot, loin d’avoir pris la fuite, préparait un de ses tours. Lequel ? Là était la question. Il comptait peut-être attraper la montre au lasso – la tirer de la poche du nain au bout de sa corde. Mais cela aussi semblait peu probable. Somme toute, peu importait au fromager. Il ne risquait guère de s’en mêler.